7
Chloé
Acquiesçant à la demande d’Ariane, Chloé lui permit de rester dans sa chambre et prépara elle-même leur départ pour le Royaume des Fées. Elle sella deux chevaux et attacha solidement les sacoches contenant la nourriture. Elle allait conduire les bêtes dans la cour lorsque son frère d’armes Dempsey fit irruption dans l’allée centrale de l’écurie. Nul besoin de pouvoirs magiques pour constater qu’il était dans tous ses états. « Wellan n’a pas changé d’avis, j’espère », se dit-elle.
— Je ne viens pas de sa part, affirma aussitôt son compagnon en lisant ses pensées.
Ayant grandi ensemble au Royaume d’Émeraude, Chloé et Dempsey, qui avaient le même âge, arrivaient toujours à capter leurs émotions respectives, mais ce jour-là, la jeune femme ne comprenait pas ce qu’elle sentait en lui.
— Dis-moi ce qui te bouleverse, Dempsey, fit-elle en le fixant avec insistance.
Les deux Chevaliers avaient quelques traits semblables : mêmes cheveux couleur des blés portés courts, mêmes yeux bleu ciel. Mais Chloé avait vu le jour au nord de la Montagne de Cristal, sur les terres généreuses du Royaume de Diamant, tandis que Dempsey était né dans les montagnes rocailleuses du Royaume de Béryl. Là où la jeune femme utilisait son intuition pour solutionner ses problèmes, son compagnon préférait un raisonnement entièrement logique. Ames complémentaires en tous points, ces deux Chevaliers éprouvaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre. Mais, depuis peu, Dempsey ressentait une émotion nouvelle au fond de son cœur lorsqu’il contemplait le beau visage de Chloé.
— Je ne veux pas que tu partes seule avec ton apprentie, avoua-t-il. C’est beaucoup trop dangereux avec tous ces raids sur la côte.
— Mets-tu en doute ma capacité à me défendre ? fit-elle mine de s’offenser.
— Non, loin de là. Tu m’as déjà servi une bonne leçon à cet égard, il y a quelques années.
Chloé ne s’en vantait pas, mais elle n’oublierait jamais sa victoire à l’épée contre ses six frères d’armes, adolescents à l’époque. Ce petit bout de femme les avait tous battus l’un après l’autre lors d’un tournoi amical.
— C’est plutôt l’Empereur Noir que je redoute, poursuivit Dempsey Wellan a raison de dire qu’il prépare quelque chose même si nous ne saisissons pas encore ses sombres desseins.
— Les hommes-insectes attaqueront les royaumes sur la côte s’ils traversent l’océan et de mon côté, j’ai l’intention de voyager à l’intérieur des terres. Tu vois bien que tu t’inquiètes sans raison.
— Il serait quand même plus sûr que certains d’entre nous t’accompagnent.
— Et priver ainsi Wellan de vos épées si Amecareth se décide à frapper ? protesta-t-elle. Ce serait bien égoïste de ma part. Et puis, une femme et une petite fille dans la forêt passeront davantage inaperçues qu’une bande d’hommes bavards comme des pies.
Elle l’embrassa sur la joue et tira sur les guides des chevaux. Dempsey s’écarta pour la laisser passer. Son cœur brûlait de lui avouer les sentiments qui l’habitaient, mais était-ce le bon moment de le faire ? Elle risquait de croire à une nouvelle tactique pour l’empêcher de partir seule. Avant qu’il puisse agir, la jeune femme quitta l’écurie.
Chloé fit marcher les bêtes jusqu’à l’entrée de l’aile des Chevaliers. Ayant ressenti son approche, Wellan et Cameron firent sortir la petite Fée de sa cachette et l’escortèrent jusqu’à la cour. En grimpant en selle, Ariane faillit écorcher l’une de ses longues ailes transparentes sur les sacoches de cuir. Wellan réagit aussitôt à la situation et la souleva légèrement. L’enfant le remercia en bafouillant de timidité, et le grand chef lui tapota amicalement la cuisse en souriant. Il contourna ensuite les chevaux et s’approcha de Chloé, Il lui tendit le bras, et elle le serra aussitôt à la manière des Chevaliers.
— Ne joue pas à l’héroïne, recommanda-t-il très sérieusement.
— Sois sans inquiétude, grand chef.
Wellan recula et regarda partir la femme Chevalier vêtue d’une armure verte parée d’émeraudes étincelantes et la fillette dont les ailes frémissaient dans la brise. Il surveillerait la côte avec ses sens magiques pendant leur voyage pour s’assurer que les soldats de l’Empereur Noir ne les surprendraient pas au Royaume du Roi Tilly.
* *
*
Afin de ne pas attirer l’attention des paysans, Chloé choisit de chevaucher dans les forêts d’Émeraude, à l’ouest de la Montagne de Cristal, plutôt que dans les champs cultivés. Elle fit également attention de n’emprunter que des pistes larges, Ariane ne maîtrisant toujours pas le fonctionnement de ses ailes de deux mètres d’envergure.
Elles atteignirent la frontière qui séparait les Royaumes d’Émeraude et d’Argent à la tombée du jour et établirent leur campement en bordure de la rivière Wawki, qui remontait vers le nord en serpentant entre les arbres, Ariane alluma le feu avec beaucoup de prudence et prépara le repas pendant que son maître s’occupait des chevaux. En s’asseyant sur sa couverture, la petite Fée poussa un soupir de lassitude.
— Un peu de courage, l’encouragea Chloé. Nous serons au palais de tes parents demain soir.
Le Chevalier s’assit près de l’enfant libellule et accepta volontiers une écuelle de potage bien chaud.
— Je suis contente de pouvoir passer un peu de temps seule avec vous, maître, avoua Ariane. J’aime bien vos frères et vos sœurs d’armes, mais ils sont plutôt envahissants.
Chloé éclata de rire devant la franchise de l’enfant. Il était bien vrai qu’en présence de ses compagnons exubérants, les apprentis avaient parfois du mal à s’exprimer.
Elles avalèrent leur repas avec appétit puis grignotèrent des figues fraîches. La lune se levait paresseusement à la cime des arbres, et des milliers d’étoiles scintillaient dans le ciel d’encre. Un vol de chauve-souris passa au-dessus de leurs têtes, en quête d’insectes nocturnes. La forêt palpitait de vie, et Ariane en ressentait la moindre vibration.
Une brise fraîche souffla dans les branches, faisant chanter les feuilles. Chloé aida son apprentie à refermer ses ailes et déposa une couverture sur ses épaules pour la garder au chaud.
— Merci, maître, fit aussitôt l’enfant en posant un regard rempli de gratitude sur le Chevalier.
— Je ne t’ai pas fait mal au moins ?
Ariane hocha négativement la tête. Chloé prépara du thé et lui en tendit un gobelet qui réchauffa ses petites mains.
— Quand me montrerez-vous à maîtriser les éléments ? demanda l’Écuyer.
— Lorsque nous ne risquerons pas de te voir t’envoler involontairement vers le ciel, se moqua le maître en portant le gobelet à ses lèvres.
En fait, Ariane l’avait vue, dans la cour du château, lever des vents terribles qui avaient déplacé les charrettes des paysans aussi facilement que des coquilles de noix.
— Et puis, les Chevaliers ne possèdent pas tous les mêmes pouvoirs, ajouta Chloé. Tu pourrais ne pas y arriver, mais nous étonner avec des facultés nouvelles.
Elle raconta à Ariane de quelle façon chacun de ses frères avait découvert ses talents uniques, et la petite but ses paroles, surtout celles qui concernaient Wellan. Comme ses compagnons, il savait guérir les plaies, lancer des rayons incendiaires, allumer magiquement les chandelles, lire les pensées, communiquer avec son esprit, ressentir la présence d’êtres vivants à des kilomètres, mais il semblait également posséder le don d’influencer les autres avec sa voix. Tout le monde l’écoutait quand il parlait, que ce soit pour raconter une légende ou pour donner des ordres.
— C’est aussi le plus beau des Chevaliers, déclara soudainement Ariane.
Elle n’eut pas aussitôt prononcé ces paroles que ses joues rougirent d’embarras.
— Moi, je les trouve tous séduisants, répliqua Chloé, mais il est vrai que Wellan a un petit air royal bien à lui.
— Sa voix fait obéir les gens, reprit Ariane. Vous maîtrisez les éléments. Le Chevalier Jasson possède un puissant pouvoir de lévitation. Le Chevalier Santo est un grand guérisseur. Le Chevalier Falcon est rapide comme l’éclair, tandis que le Chevalier Bergeau a des muscles d’acier, mais quel est le talent du Chevalier Dempsey ?
— C’est sa lucidité en toutes circonstances. Je crois qu’aucune sorcellerie ne pourrait le détourner de nos buts. Nous pouvons toujours compter sur Dempsey.
Elles s’enroulèrent dans leurs couvertures et se couchèrent près du feu. Le chant des grillons et le clapotis des vagues les firent rapidement sombrer dans le sommeil. Mais, au milieu de la nuit, Ariane ouvrit subitement les yeux. Elle se servit de ses sens magiques, comme le lui enseignait Chloé, et balaya les alentours. Elle perçut aussitôt une source de vie étrange.
Ariane s’assit prudemment et promena son regard sur la forêt. Rien. Les chevaux continuaient de somnoler à quelques pas d’elles. S’il y avait eu un réel danger, ils les auraient averties. Une légère brume flottait sur le sol jusqu’à la rivière, réduisant la visibilité. Persuadée qu’il s’agissait d’une fausse alerte, la petite s’apprêtait à se recoucher, lorsqu’elle perçut un mouvement près de la berge. Elle vit une crête sombre déchirer la brume et entendit distinctement la course d’une petite bête dans les roseaux. La peur électrifia son corps, réveillant aussitôt Chloé près d’elle.
— Que se passe-t-il ? s’alarma le Chevalier.
— J’ai vu quelque chose par là…, réussit à articuler la Fée.
Chloé bondit sur ses pieds et agrippa la garde de son épée. Elle scruta toute la région avec ses sens magiques, mais ne détecta rien d’anormal. Se détendant, elle se tourna vers l’enfant tremblante et conclut qu’il s’agissait probablement d’un mauvais rêve. Elle s’assit auprès d’elle et passa prudemment son bras autour de ses épaules pour ne pas abîmer ses ailes.
— Je ne sais pas ce que c’était, mais ce n’est plus là, assura-t-elle. Et s’il s’agissait d’un prédateur, il devait être très petit, puisque les chevaux n’ont pas jugé qu’il représentait une menace sérieuse.
Voyant que la petite n’était guère rassurée, Chloé augmenta magiquement l’éclat des flammes qui éclairèrent toute la clairière, ce qui servirait à éloigner les animaux un peu trop curieux. Elles se recouchèrent sans voir les deux yeux intensément rouges, cachés dans les roseaux, qui guettaient leur campement.
* *
*
Elles poursuivirent leur expédition aux premières lueurs de l’aube, et Ariane ne reparla pas de ses craintes de la veille. « Tant mieux », pensa Chloé, puisque la première chose qu’un Chevalier devait apprendre à son apprenti, c’était de maîtriser sa peur en tout temps. Émotion néfaste et paralysante, elle risquait de causer la mort d’un soldat sur le champ de bataille.
Elles chevauchèrent toute la journée et descendirent dans la belle vallée enchantée au moment où le soleil entreprenait sa longue descente dans l’océan. Le cœur d’Ariane se gonfla de joie en contemplant les marguerites géantes aux coloris éclatants, les tulipes écarlates et les énormes branches de muguet odorant où les oiseaux-mouches se succédaient gaiement.
— Tu te rappelles de tout ceci, n’est-ce pas ? s’émut Chloé.
— Oui, maître. Je jouais ici avec mes cousines. Par là, se trouvent une belle rivière aux eaux lumineuses et des bosquets d’arbres dont les fruits sont délicieux.
Chloé la laissa prendre les devants et, quelques minutes plus tard, elles atteignirent la berge. Des grenouilles fluorescentes plongèrent aussitôt dans les vagues limpides, et des poissons aux yeux globuleux sortirent la tête de l’eau pour observer les étrangers. Ariane poursuivit sa route jusqu’au petit pont et huma le parfum exquis de grands arbres gorgés de curieux fruits dorés.
Elles traversèrent le cours d’eau sans se presser et arrivèrent devant une colline d’herbe bleue, parsemée de champignons immaculés. Un intense bourdonnement les assaillit et, venant de nulle part, un essaim de petites Fées foncèrent sur elles en bavardant toutes en même temps. Ressemblant à des poupées de porcelaine, les créatures magiques voletèrent autour d’Ariane en effleurant ses ailes et en l’incitant à les suivre.
Puis, soudainement, elles se dispersèrent comme de petits oiseaux effrayés, et le couple royal se matérialisa devant les visiteurs.
— Soyez la bienvenue, Chevalier Chloé, déclara le Roi Tilly.
La jeune femme mit pied à terre et s’inclina devant les deux majestueux personnages vêtus d’une multitude de voiles légers. En contemplant les cheveux presque transparents du roi et les boucles blondes de la reine, Chloé se demanda pourquoi leur fille avait les cheveux aussi noirs que la nuit.
— Je vois que vous me ramenez ma fille, poursuivit-il.
— Cela dépend d’elle, Majesté, répondit Chloé en lançant un clin d’œil à son apprentie.
Elle aida l’enfant à descendre de cheval en prenant garde à ses ailes transparentes. La Reine Calva s’approcha d’Ariane, les yeux rayonnant de bonheur, et s’agenouilla dans l’herbe pour être à sa hauteur.
— Tu n’es plus la petite fille que j’ai remise aux bons soins du magicien Elund, déclara-t-elle en caressant son visage de pêche. Depuis quand as-tu tes ailes ?
— Depuis quelques jours seulement, Votre Altesse, répondit poliment Ariane, impressionnée de se retrouver devant ses parents.
— Vous m’avez dit que vous les lui retireriez si c’était son vœu de devenir Chevalier, intervint Chloé pour expliquer le but de leur présence dans leur royaume.
— Je m’en souviens très bien, répondit Tilly en perdant son sourire. Je vous en prie, suivez-nous.
Tilly et Calva s’élevèrent dans les airs et prirent les devants. Le Chevalier et l’Écuyer agrippèrent les rênes de leurs chevaux et marchèrent derrière eux. Aussitôt, le paysage enchanté se métamorphosa en une grande cour intérieure au sol couvert de petits cailloux arrondis. Sur les quatre murs de l’enclave couraient de longues galeries décorées de fleurs scintillantes.
— Vous pouvez laisser vos bêtes ici, déclara le roi. Elles seront nourries et abreuvées.
Chloé connaissait suffisamment les Fées pour savoir qu’elles tiendraient parole. Elle fit signe à Ariane d’obéir et continua de suivre le roi et la reine en poussant doucement son apprentie devant elle. Magiquement, elles se retrouvèrent dans une grande salle aux murs transparents laissant entrer les chaudes teintes du couchant. De luxueuses chaises recouvertes de velours turquoise glissèrent silencieusement jusqu’à elles, et les Fées les convièrent à s’asseoir.
— Notre belle Ariane est donc prête à devenir un soldat, comprit le roi en étudiant l’enfant.
— Mais elle peut aussi choisir de reprendre sa place au sein de sa famille, n’est-ce pas ? s’inquiéta la reine.
— L’Ordre d’Émeraude ne retient personne contre sa volonté, Majesté, affirma Chloé. Cette décision appartient à Ariane.
L’enfant regardait partout autour d’elle en se remémorant sa tendre enfance. La vie d’une Fée consistait surtout à s’amuser et à prendre soin des animaux de la forêt enchantée. Chloé savait qu’elle était confrontée à un choix difficile, mais la vie d’un Chevalier étant composée d’une multitude d’avenues différentes, il s’agissait d’une leçon importante pour son Écuyer.
— Mais elle n’est pas obligée de la prendre tout de suite, protesta la reine qui ne quittait pas la fillette des yeux. Goûtez d’abord à notre hospitalité.
Le roi se joignit à elle et persuada finalement Chloé de passer quelques jours dans leur palais de verre. Wellan ne serait pas content de l’apprendre, mais le code obligeait les Chevaliers à se plier aux désirs des rois.